Petite histoire du mouvement libertaire roumain

Notice

La langue française est une des langues de la naissance de l’anarchisme et de ses premières formulations. Pour la plupart des anarchistes roumains, elle a été vraiment la langue de „l’anarchie”. C’est justement par son intermédiaire que les idées anarchistes ont été découvertes, explorées et circulées au début en Roumanie.

Les liens entre les anarchistes français et ceux de Roumanie ont toujours été serrés. Une longue et sincère amitié avait lié, par exemple, Zamfir Arbure et Elisée Reclus; Iuliu Neagu-Negulescu était un des collaborateurs des Temps Nouveaux, dont le fameux „pape”, Jean Grave, correspondait avec Panaït Mușoiu; et Eugen Relgis, ami d’E. Armand, était devenu un des contributeurs importants de la presse libertaire française etc.

Mircea Rosetti

D’ailleurs, à part les nombreuses traductions faites par Neagu-Negulescu, Mușoiu ou A. Gălățeanu, beaucoup d’anarchistes roumains ont écrit et se sont exprimés directement en français, tels Mircea Rosetti, Eugen Relgis, Ion Căpățână ou même Panaït Istrati, le vagabond écrivain.

En renouant avec cette belle et longue tradition, voici une petite présentation en français du mouvement libertaire roumain et de son esprit, écrite pour nos camarades français ou francophiles qui souhaiteraient savoir plus de cette „histoire des vaincus”.

Le texte, abrégé, est paru pour la première fois dans le calendrier anarchiste, publié par nos amis du C.I.R.A. Marseille, en 2018.

***

Les libertaires roumains

« Et le plus grand monument qui sera érigé un jour, dans l’avenir, sera le monument des oubliés … »

  Panaït Zosîn

L’histoire de la circulation des idées et des pratiques libertaires en Roumaine reste encore à être écrite. Un riche et fascinant « héritage de la liberté » semble avoir été complètement oublié. Quand-même, entre la fin du XIXe siècle et le début de la dictature d’inspiration stalinienne, après la Seconde Guerre Mondiale,  la pénétration des idées anarchistes dans l’espace roumain n’a pas été, comme on pourrait le croire, de petite envergure. Aussi, l’influence ultérieure, les infiltrations littéraires, artistiques, sociales et philosophiques de cette sensibilité ne sont pas restées sans un important, bien que méconnu, écho. Les sources de cet « incendie de l’imaginaire » ont été multiples.

L’esprit de révolte des jeunes à la fin du XIXe siècle était vivement nourri par les écrits de Jules Vallès, de Bakounine, de Kropotkine, de Jean Grave et d’Élisée Reclus, qui étaient traduits traduits en roumain.

Izabela Sadoveanu nous a laissé une émouvante image de cet esprit  « inaugural » qui conjuguait le désir d’un « déchaînement intégral de la spontanéité du sentiment » avec le rêve d’un « nouveau monde de vérité, de justice et d’amour, par-dessus l’ancien monde de violence et de mensonge ».

Portrait de Zamfir Arbure par sa fille, Nina Arbure.

C’est une conception influencée aussi par les révolutionnaires nihilistes qui trouvèrent un refuge dans le pays, dont la plus importante voix était celle de Zamfir Arbure-Ralli. Aristocrate, ami de Reclus et de Kropotkine et secrétaire de Bakounine pendant son refuge en Suisse, il a mené une intense activité révolutionnaire. Arbure avait organisé la contrebande, par la frontière roumaine, de littérature subversive dans L’Empire Russe. Il avait écrit et imprimé dans sa typographie clandestine de Genève un bon nombre de revues et de brochures justement à cette fin. À part cela, il nous a laissé une riche et diverse œuvre littéraire, politique et scientifique. Pour Arbure la science, mais cette science qui fait « la liaison vivante avec le tout », était le point de mire de ses aspirations. « Comprendre tout, embrasser tout » reste la vision généreuse du vieux révolutionnaire.

Des traces anarchisantes traversent les premières formulations du mouvement socialiste roumain, dont les débuts furent de cette manière plutôt anarchistes — pour citer Max Nettlau — et continuèrent avec l’activité de Panaït Muşoiu et son œuvre, jamais égalée, jamais reprise depuis, de traduction et de popularisation des écrits anarchistes classiques, pour aboutir à la figure du pacifiste et militant humanitariste Eugen Relgis, ami de Romain Rolland et contributeur de la fameuse  Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure.

Autour de Mușoiu, autodidacte, érudit et un vrai ascète de « L’Idée », on trouve d’autres figures animées par le même esprit libertaire: son ami Panaït Zosîn, le traducteur, militant et utopiste I. Neagu Negulescu ou le poète symboliste Mircea Demetriade, qui nous a laissé la plus belle expression de la vision des anarchistes roumains au début du XXe siècle: « La bonne vie pour tous. Pour tous le Beau. L’individu libre. La commune libre. L’amour libre, car il n’y a plus de loi ».

Mircea Demetriade

La Bibliothèque de l’Idée, série que Mușoiu avait édité jusqu’à sa mort en 1944, comprenait plus de deux cent titres, parmi lesquels on trouvait des traductions de Bakounine, Johann Most, Malatesta, Kropotkine, Jean-Marie Guyau, Stirner, Thoreau, Engels, Cœurderoy, Tchernychevski, Paraf-Javal, Georges Sorel etc. ; bref, une riche et  unique bibliothèque anarchiste.

L’exemple de Mușoiu avait été suivi pendant les années ’20 par son ami A. Gălățeanu, qui avait édité une revue anarchiste, Pagini Libere et une petite collection de brochures et traductions des textes anarchistes, tels ceux de Kropotkine ou Sébastien Faure.

Le désir de partager, au-delà des frontières et des limites, la vie du monde, ce besoin d’affranchissement, de lucidité et de fraternité nourrit une des plus belles amitiés libertaires roumaines : celle entre Panaït Istrati et Ștefan Gheorghiu, « mon seul et plus cher ami », comme le nommait Istrati.

Ștefan Gheorghiu, charpentier et autodidacte, fait figure d’apôtre dans le mouvement ouvrier roumain. Militant syndicaliste, adepte de l’action directe et des conceptions de Bakounine et de Kropotkine, il s’intéresse également aux écoles libres de Francisco Ferrer. Emprisonné plusieurs fois pour ses positions antimilitaristes, il meurt avant la Grande Guerre. Panaït Istrati le décrit comme un « ami des hommes » et « un révolté inné ».

D’ailleurs insoumis lui-même, vagabond et critique indomptable de toutes les visions figées, Panaït Istrati pourrait être considéré comme une des plus vibrantes voix anarchistes roumaines. Son « homme qui n’adhère à rien » reste un témoignage émouvant d’un esprit vraiment libre et … libertaire, un cri vers cette  « autre flamme » où tous les anarchistes se reconnaissent.

Eugen Relgis vu par Louis Moreau (1930)

Après, il y a le pacifiste Eugen Relgis avec son « humanitarisme », idée autour de laquelle il avait réussi à rassembler à l’époque Romain Rolland, Han Ryner, Upton Sinclair, Stefan Zweig et tant d’autres.

On pourrait rappeler aussi, à côté du pacifisme de Relgis, une vision plutôt « tolstoïenne », infusée par les lectures de Walden, de Gandhi, Reclus ou Ryner, que Ion Ionescu-Căpățână avait développée pendant quelques années dans sa revue, Vegetarismul (1932-1933).

Ion Ionescu-Căpățână s’ést établi en France où il animait un petit groupe anarchiste et sortait une revue avec le critique Gérard de Lacaze-Duthiers, L’Artistocratie, en français, roumain et esperanto. On y trouvera un texte d’Eugen Relgis, le testament politique de Panait Istrati et un poème que Victor Serge dédie à Istrati après sa mort.

Toutes ces expressions libertaires différentes ont eu comme point de convergence une vision qu’on pourrait appeler « éthique » : on y réunissait la rigueur de la pensée, la soif d’affranchissement, à cette idée de la sympathie universelle et à son apostolat comme formule de la liberté vécue, comme souffle d’une vie indomptable et présente à chaque instant.

« Vis toi aussi, écrivait Mușoiu, pour un jour, une heure, un instant même, comme on pourrait vivre, comme nous vivrons tous un jour ! »

***

En pièce-jointe vous pouvez trouver l’article comme journal mural, à coller sur les murs, à la maison, dans les rues, à l’école, au boulot, dans les bus ou n’importe où.

Vive l’Anarchie!

Răvășel