La Police Assassine. Appel féministe pour une solidarité anti-répressive.
Texte paru en premier dans la Gazeta de Artă Politică – artapolitica.ro, le 7 août 2019
La nouvelle de la disparition puis de l’assassinat d’Alexandra Măceșanu a montré à tout le pays le mépris et l’ignorance avec lesquels la Police traite les filles et les femmes qui se trouvent en situation de détresse : la plupart d’entre nous le savions déjà, le plus souvent au prix d’expériences personnelles douloureuses. En me basant sur ma participation à la campagne « Cade Una Cădem Toate » face au Ministère de l’intérieur le 28 juillet, je vous propose une discussion plus large sur le féminisme carcéral et punitif et sur les formes de justice que nous cherchons.
« Cade Una Cădem Toate »
Organisée par une alliance de différents groupes féministes – Front Feminist, Dysomnia (auquel j’appartiens moi-même), E-Romnja, CUTRA, Vagenta, Filia, MozaiQ, GirlUp – l’action face au ministère portait une critique sévère de la force institutionnelle étatique. En partant d’une position de solidarité – l’agression de l’une d’entre nous nous affecte toutes – cette action a permis de réunir des expériences, des réflexions et des revendications diverses sous l’égide d’une rage anti-sexiste, de la solidarité féministe et d’une critique dure envers la police. L’action a mobilisé plus de 600 personnes et s’est terminée par l’inscription spontanée au spray, sur la façade du ministère, du slogan Poliția Ucide.
Au delà de la simple dénonciation d’une attitude sexiste, qui nous aurait réduit à une critique de comportements individuels, notre rage était dirigée contre le patriarcat : un système tacite de valeurs, de pratiques et de caractéristiques qui définissent de manière rigide ce que signifie être un homme ou une femme et établissent une hiérarchie irrévocable selon laquelle « la femme » sera toujours moins humaine que « l’homme ». La stabilité et la perpétuation de ce système de valeurs se réalise à travers une base matérielle où le pouvoir et les bénéfices sont – en général – détenus par et échangés entre les hommes. Mais cette base matérielle est bien gardée et régulée par l’appareil répressif d’État auquel appartient la police.
Je vous propose ici qu’au lieu de revendiquer le renforcement des formes de surveillance ou l’allongement des peines et d’accorder ainsi toujours plus de pouvoir à ces institutions, nous explorions la perspective d’une critique féministe radicale et anti-répressive face à l’État.
1. La représentation de Dincă comme une monstruosité locale ne nous aide en rien. Les médias nous ont dressé le portrait d’un sadique inhumain, d’une exception à la règle de l’homme ordinaire. Mais cette représentation par l’exception nous mène à un aveuglement sur le caractère structurel du problème, depuis les risques que prennent les filles et les femmes quand elles font du stop jusqu’aux disparitions de tant de femmes et de filles de Roumanie. Dincă, avant de devenir le « monstre de Caracal », avait déjà agressé sa femme, rejoignant ainsi les statistiques selon lesquelles 81 % des agressions de genre se déroulent à la maison. Plus nous regardons ce cas comme « spécial », plus nous nous éloignons d’une approche qui mette en perspective le fait que vivre au jour le jour en devant réfléchir à chacun de nos faits et gestes soit déjà la norme pour les femmes. Cette représentation par l’exception nous amène aussi à construire une distinction entre le monde rural et l’urbain : le monde rural devenant ce lieu déshumanisé dans lequel se déroulent des atrocités quand la ville est cet espace civilisé où l’autorité centrale garde le contrôle et peut rétablir l’ordre. Peuplé de personnages violents et abjects, le monde rural est ainsi le lieu de toutes les horreurs et ses habitant.es sont implicitement déshumanisé.es.
2. Plus encore, cette tragédie n’est pas le signe d’un soi-disant arriérisme roumain. De même que Dincă n’est pas si spécial, la Roumanie non plus n’est pas si unique : il suffit de regarder un peu dans la presse occidentale pour voir, ces dernières années, des centaines de cas qui ont fait le tour du monde, des cas d’atrocités et de violences qui sont si difficiles à comprendre et à digérer. Dans ce paysage global, il n’y a plus de place pour cette idée selon laquelle la Roumanie serait ce pays arriéré où la violence sous toutes ses formes n’est qu’une preuve supplémentaire du manque de civilisation. À l’inverse, nous pourrions plutôt lire dans toutes ces formes de violence une manifestation du capitalisme, de l’impérialisme ou du patriarcat, nous liant ainsi à d’autres luttes similaires. Sans oublier aussi que les coupes dans les transports publics en zone rurale – raison pour laquelle des milliers d’adolescent.es, comme Alexandra, se retrouvent à devoir faire de l’auto-stop – font partie de l’abandon plus général du monde rural par l’État dans le néo-libéralisme post-socialiste.
3. La police n’a pas merdé, ceci est la norme. Les institutions de Police et de Gendarmerie sont des structures qui cultivent et reproduisent une culture machiste, agressive. Les variantes de masculinités (car toutes ne sont pas identiques) qui produisent cette violence systémique et qui jouissent des privilèges basés sur elle, nous les rassemblons sous l’étiquette de masculinité toxique. Mais cette masculinité toxique ne flotte pas simplement dans l’air, elle est transmise, approfondie, maintenue. Apprise dès l’enfance, elle est ensuite approfondie durant l’adolescence à travers différentes structures sociales et institutions comme la Police et la Gendarmerie. Les personnes qui s’y inscrivent y apprennent qu’être un homme signifie d’user de la violence et de l’agression, à imposer l’autorité et à y obéir. Les gens sont répartis en des positions fixes sur une hiérarchie rigide : en haut se trouve l’élite gouvernante, civile et militaire, et quelque part en bas de l’échelle se trouvent les pauvres, les personnes queer, les personnes Rroms et les filles de quinze ans. À partir de là, nous pourrions réclamer du ministère de l’intérieur qu’il nous donne des données officielles sur le nombre de leurs agents qui font l’objet de plaintes pour des violences domestiques, des abus ou des agressions de genre en service.
4. La Police Assassine. La Gendarmerie Assassine. Des personnes assassinées dans les locaux de la police comme Daniel Dumitrache aux abus et agressions constantes envers les travailleuses du sexe par les policiers et gendarmes : La Police Assassine. L’ignorance et le cynisme affiché par les agents qui ont répondu aux appels d’Alexandra relève du fonctionnement intime d’une institution profondément sexiste et raciste. En tant que féministes, nos pratiques et nos orientations idéologiques fonctionnent d’autant mieux que nous sommes capables de les articuler avec d’autres luttes et solidarités. Que nous le pensions en terme de féminisme intersectionnel ou anti-capitaliste, décolonial, anti-raciste, queer ou tout cela à la fois, ce féminisme entrelacé avec d’autres positions radicales nous offre une perspective critique vis-à-vis de la répression et de la surveillance étatique. Dans ce contexte, il est vital pour nous de revendiquer un féminisme anti-raciste et en solidarité avec les travailleuses du sexe, et ceci n’est pas négociable. À chaque fois que nous écrivons sur un mur ou que nous hurlons en manifs « La Police Assassine » et « Flics, criminels », nous le faisons avec toutes ces injustices en tête.
5. La complicité de la Police avec d’autres structures abusives et d’exploitation est réelle. La disparition d’Alexandra à remis sur le devant de la scène la gravité et l’acuité du trafic de personnes en Roumanie. Plus encore, il a montré que pour que ce trafic ait lieu, il a besoin de la complicité de la Police et des autorités. Qu’il s’agisse de commissariats locaux, des services d’inspections ou des douanes, l’enlèvement puis le transport de dizaines de femmes vers l’étranger ne seraient pas possible sans la participation de ces institutions. Puis, comme l’a également montré cette affaire, la collaboration locale entre les commissariats et les réseaux de type mafieux est quelque chose de banal et construit autour de cette « solidarité masculine » au service du maintien de l’ordre dominant et de son gouvernement.
6. Contre l’augmentation du nombre d’agents et le renforcement des institutions répressives : plus de police ne nous aide pas, au contraire. Le mouvement anti-corruption dans son orientation droitière, qui réclame une intensification de la surveillance et de la répression des infractions, a profondément modifié le discours local vis-à-vis de la légalité et de l’État policier. Leur approche, quand bien même elle concernait initialement les politiciens corrompus et la manière dont ceux-ci manipulent le système pour s’en sortir systématiquement, a rapidement dérivé vers la société toute entière, la basse comme la haute. Le mouvement anti-corruption criminalise de la même manière n’importe quelle personne qui violerait la loi et ceci dans une société qui survit comme ça depuis des siècles : en adaptant les lois à ses besoins. En pathologisant la « débrouille » et les petits arrangements, le problème n’est plus seulement le politicien mais le pays tout entier et, bien sûr, qui pourrait mieux incarner ce problème que les personnes les plus pauvres ? Dans ce paysage, Viorica Dăncilă est l’incarnation du féminisme carcéral, de l’autorité et du pouvoir des femmes appartenant à l’élite qui vont mettre de l’ordre dans ce monde sexiste. Ainsi se construit la complicité des femmes des classes privilégiées avec l’État policier contre les plus vulnérables.
7. La punition n’est pas la solution. Le féminisme carcéral consiste à fonder la lutte sur des formes plus efficaces de surveillance, d’accusation et d’incarcération. Du durcissement des peines à la castration chimique, l’histoire nous enseigne que ce féminisme s’est rendu complice de l’expansion du système carcéral. Dans de nombreux pays occidentaux où cela s’est produit, le système n’assure pas plus la sécurité des populations mais enferme des centaines de milliers de personnes innocentes, détruit des communautés et continue de livrer une main d’œuvre ultra bon marché aux entreprises. Ainsi dès lors que nous militons pour le durcissement des peines, nous devons nous interroger : est-ce vraiment les agresseurs et les violeurs que nous visons qui vont être affectés ? Ou n’est-il pas plus plausible de croire qu’un système basé sur des valeurs patriarcales, gouverné par une logique patriarcale va utiliser nos revendications à son propre avantage ? Et je pense ici particulièrement à la manière dont le durcissement des peines pourra si facilement être utilisé pour contrôler et discipliner d’avantage les communautés Rroms et pauvres.
8. Une « meilleure » professionnalisation des institutions répressive ne nous aidera pas non plus. Le policier professionnel est un mythe créé par Hollywood. Tous ces flics fins, sensibles et intelligents – les détectives – des films et séries américaines n’ont aucun rapport avec la réalité. Ces personnes qui ont été formées par l’autorité et la violence, les abus et le pouvoir, ne vont pas se transformer comme par miracle, ou après avoir suivi quelques cours, en héros des Experts. Et ce n’est pas parce qu’ils étudieront plus longtemps à l’école qu’ils deviendront moins sexistes ou racistes, ce système fonctionne sur le patriarcat, il ne peut pas travailler pour nous. Dans le paradigme technocratique, ce qui se passe est, de fait, la concentration du pouvoir entre les mains d’une élite ultra-éduquée, professionnelle. L’appareil de gouvernement devient ainsi encore plus hors d’accès pour les gens ordinaires, se débarrassant lui-même au passage de ses derniers oripeaux démocratiques.
9. Contre l’état d’exception. Dès le premier jour, les autorités ont cherché à instrumentaliser la disparition d’Alexandra à leur avantage. Plus préoccupante encore que l’abjecte tentative de gagner quelques points dans les sondages est la volonté de maintenir un état de surexcitation et de scandale, un chaos affectif et idéologique ou les actions réelles du gouvernement sont occultées. La rage et le scandale peuvent mener à des changements sociaux et à l’organisation politique radicale mais l’agitation créée par le gouvernement et les médias, au contraire, ne consiste qu’à entretenir l’état de choc. Et la thérapie pour l’état de choc social ou économique, les exemples ne manquent pas, revient précisément à renforcer la surveillance et le contrôle. Dans des exemples locaux comme la tragédie du Colectiv ou lors d’événements survenus dans d’autres pays comme l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo, l’État se sert du choc provoqué dans la société pour imposer un état d’exception, formel ou non, dans lequel les règles démocratiques ne s’appliquent plus.
10. Le #ACAB féministe. Aucune perspective idéologique ne peut fonctionner de manière « autonome », sans impliquer d’autres positions. Pour le dire autrement, l’anti-capitalisme « pur » par exemple, n’existe pas, il est forcément articulé, entrelacé, avec d’autres positions idéologiques et pratiques. Il en va de même du féminisme : nous ne pouvons pas lutter de manière « pure » contre le patriarcat et les hiérarchies de genre, nous en arrivons forcément à la question de nos complicités et de nos solidarités. De mon point de vue et depuis les luttes auxquelles je participe, ces solidarités féministes s’expriment contre le racisme, dans la lutte pour le droit au logement, dans l’anti-capitalisme. Je vous propose de réfléchir à ça : un féminisme qui encourage le durcissement des peines, l’intensification de la surveillance, qui mise sur l’appareil répressif et punitif : de quoi est-il complice et de qui est-il solidaire ? À qui va sa loyauté ? ACAB – All Cops Are Bastards – un des slogans préférés de la gauche radicale est également utilisé dans la culture – plutôt machiste – des supporters. Revendiquons-le-nous aussi depuis une position radicale, féministe et consciente de la profonde complicité entre la police et le patriarcat.
11. Solidarité, et non punition. En tant qu’activistes, nous savons très bien que notre énergie et nos ressources ne sont pas illimitées. Tactiquement, nous pouvons décider qu’il est utile de négocier avec le ministre de l’intérieur pour des meilleures formations dans la police, l’application des peines pour le harcèlement sexuel ou le recours aux bracelets. Je veux en venir à cette question : est-ce qu’on ne ferait pas mieux de consacrer ce temps et cette énergie à approfondir la construction de réseaux de solidarité, de programmes d’éducation anti-sexiste et anti-raciste et de solides communautés d’entraide ? Nous faisons déjà une partie de ce travail et depuis cette perspective je vous invite à jeter un regard neuf sur ce que signifie l’État carcéral : combien de personnes se retrouvent enfermées à cause de l’absence de logement ? Combien de personnes sont innocentes ? Que fait la prison des femmes enfermées pour s’être défendues d’un partenaire violent ? Qui profite finalement de l’accroissement des prisons ou de la « modernisation » des méthodes de surveillance ?
Ceci est un appel pour une solidarité féministe anti-répressive, qui se détache clairement du féminisme carcéral et pour laquelle écrire « La Police Assassine » sur la façade du ministère de l’intérieur n’est qu’un début.