Free Pages

La police assassine ! (Veda Popovici)

Name

La police assassine !

Author

Veda Popovici

Release date at us

2020

Pages no.

48

Format

A5

Color

blanc-noir

Les approches féministes qui nous entourent se dirigent de plus en plus vers une forme de répression carcérale de l’ordre patriarcal. Ce mode de réaction nous rend pourtant complices des systèmes d’oppressions. Des événements récents comme la tragédie de la mort d’Alexandra Măceșanu ont révélé une tension fondamentale dans le mouvement féministe local : militons-nous pour toujours plus de répression et de surveillance ou devons-nous approfondir des pratiques contre la police et la répression et développer un potentiel abolitionniste face au système pénitentiaire ? Réunis dans cette brochure, ces textes cherchent des réponses aux questions liées au système carcéral et punitif et à la justice de genre : quand nous militons pour le durcissement des peines, est-ce vraiment les agresseurs et les violeurs que nous visons qui seront affectés ? Ou n’est-il pas plus plausible de croire qu’un système basé sur des valeurs patriarcales et gouverné par une logique patriarcale utilisera nos revendications à son propre avantage ?

La Police Assassine. Appel féministe pour une solidarité anti-répressive.

Texte paru en premier dans la Gazeta de Artă Politică – artapolitica.ro, le 7 août 2019

La nouvelle de la disparition puis de l’assassinat d’Alexandra Măceșanu1 a montré à tout le pays le mépris et l’ignorance avec lesquels la Police traite les filles et les femmes qui se trouvent en situation de détresse : la plupart d’entre nous le savions déjà, le plus souvent au prix d’expériences personnelles douloureuses. En me basant sur ma participation à la campagne « Cade Una Cădem Toate2 » face au Ministère de l’intérieur le 28 juillet, je vous propose une discussion plus large sur le féminisme carcéral et punitif et sur les formes de justice que nous cherchons.

« Cade Una Cădem Toate »

Organisée par une alliance de différents groupes féministes – Front Feminist, Dysomnia (auquel j’appartiens moi-même), E-Romnja, CUTRA, Vagenta, Filia, MozaiQ, GirlUp – l’action3 face au ministère portait une critique sévère de la force institutionnelle étatique. En partant d’une position de solidarité – l’agression de l’une d’entre nous nous affecte toutes – cette action a permis de réunir des expériences, des réflexions et des revendications diverses sous l’égide d’une rage anti-sexiste, de la solidarité féministe et d’une critique dure envers la police. L’action a mobilisé plus de 600 personnes et s’est terminée par l’inscription spontanée au spray, sur la façade du ministère, du slogan Poliția Ucide4,.

Au delà de la simple dénonciation d’une attitude sexiste, qui nous aurait réduit à une critique de comportements individuels, notre rage était dirigée contre le patriarcat5 : un système tacite de valeurs, de pratiques et de caractéristiques qui définissent de manière rigide ce que signifie être un homme ou une femme et établissent une hiérarchie irrévocable selon laquelle « la femme » sera toujours moins humaine que « l’homme ». La stabilité et la perpétuation de ce système de valeurs se réalise à travers une base matérielle où le pouvoir et les bénéfices sont – en    général – détenus par et échangés entre les hommes. Mais cette base matérielle est bien gardée et régulée par l’appareil répressif d’État auquel appartient la police.

Je vous propose ici qu’au lieu de revendiquer le renforcement des formes de surveillance ou l’allongement des peines et d’accorder ainsi toujours plus de pouvoir à ces institutions, nous explorions la perspective d’une critique féministe radicale et anti-répressive face à l’État.

1. La représentation de Dincă6 comme une monstruosité locale ne nous aide en rien. Les médias nous ont dressé le portrait d’un sadique inhumain, d’une exception à la règle de l’homme ordinaire. Mais cette représentation par l’exception nous mène à un aveuglement sur le caractère structurel du problème, depuis les risques que prennent les filles et les femmes quand elles font du stop jusqu’aux disparitions de tant de femmes et de filles de Roumanie. Dincă, avant de devenir le « monstre de Caracal », avait déjà agressé sa femme, rejoignant ainsi les statistiques selon lesquelles 81 % des agressions de genre se déroulent à la maison. Plus nous regardons ce cas comme « spécial », plus nous nous éloignons d’une approche qui mette en perspective le fait que vivre au jour le jour en devant réfléchir à chacun de nos faits et gestes soit déjà la norme pour les femmes. Cette représentation par l’exception nous amène aussi à construire une distinction entre le monde rural et l’urbain : le monde rural devenant ce lieu déshumanisé dans lequel se déroulent des atrocités quand la ville est cet espace civilisé où l’autorité centrale garde le contrôle et peut rétablir l’ordre. Peuplé de personnages violents et abjects, le monde rural est ainsi le lieu de toutes les horreurs et ses habitant.es sont implicitement déshumanisé.es.

2. Plus encore, cette tragédie n’est pas le signe d’un soi-disant arriérisme roumain. De même que Dincă n’est pas si spécial, la Roumanie non plus n’est pas si unique : il suffit de regarder un peu dans la presse occidentale pour voir, ces dernières années, des centaines de cas qui ont fait le tour du monde, des cas d’atrocités et de violences qui sont si difficiles à comprendre et à digérer. Dans ce paysage global, il n’y a plus de place pour cette idée selon laquelle la Roumanie serait ce pays arriéré où la violence sous toutes ses formes n’est qu’une preuve supplémentaire du manque de civilisation. À l’inverse, nous pourrions plutôt lire dans toutes ces formes de violence une manifestation du capitalisme, de l’impérialisme ou du patriarcat, nous liant ainsi à d’autres luttes similaires.7 Sans oublier aussi que les coupes dans les transports publics en zone rurale – raison pour laquelle des milliers d’adolescent.es, comme Alexandra, se retrouvent à devoir faire de l’auto-stop – font partie de l’abandon plus général du monde rural par l’État dans le néo-libéralisme post-socialiste.

3. La police n’a pas merdé, ceci est la norme. Les institutions de Police et de Gendarmerie sont des structures qui cultivent et reproduisent une culture machiste, agressive. Les variantes de masculinités (car toutes ne sont pas identiques) qui produisent cette violence systémique et qui jouissent des privilèges basés sur elle, nous les rassemblons sous l’étiquette de masculinité toxique. Mais cette masculinité toxique ne flotte pas simplement dans l’air, elle est transmise, approfondie, maintenue. Apprise dès l’enfance, elle est ensuite approfondie durant l’adolescence à travers différentes structures sociales et institutions comme la Police et la Gendarmerie. Les personnes qui s’y inscrivent y apprennent qu’être un homme signifie d’user de la violence et de l’agression, à imposer l’autorité et à y obéir. Les gens sont répartis en des positions fixes sur une hiérarchie rigide : en haut se trouve l’élite gouvernante, civile et militaire, et quelque part en bas de l’échelle se trouvent les pauvres, les personnes queer, les personnes Rroms et les filles de quinze ans. À partir de là, nous pourrions réclamer du ministère de l’intérieur qu’il nous donne des données officielles sur le nombre de leurs agents qui font l’objet de plaintes pour des violences domestiques, des abus ou des agressions de genre en service.

4. La Police Assassine. La Gendarmerie Assassine. Des personnes assassinées dans les locaux de la police comme Daniel Dumitrache8 aux abus et agressions constantes envers les travailleuses du sexe9 par les policiers et gendarmes : La Police Assassine. L’ignorance et le cynisme affiché par les agents qui ont répondu aux appels d’Alexandra relève du fonctionnement intime d’une institution profondément sexiste et raciste. En tant que féministes, nos pratiques et nos orientations idéologiques fonctionnent d’autant mieux que nous sommes capables de les articuler avec d’autres luttes et solidarités. Que nous le pensions en terme de féminisme intersectionnel ou anti-capitaliste, décolonial, anti-raciste, queer ou tout cela à la fois, ce féminisme entrelacé avec d’autres positions radicales nous offre une perspective critique vis-à-vis de la répression et de la surveillance étatique. Dans ce contexte, il est vital pour nous de revendiquer un féminisme anti-raciste et en solidarité avec les travailleuses du sexe, et ceci n’est pas négociable10. À chaque fois que nous écrivons sur un mur ou que nous hurlons en manifs « La Police Assassine » et « Flics, criminels », nous le faisons avec toutes ces injustices en tête.

5. La complicité de la Police avec d’autres structures abusives et d’exploitation est réelle. La disparition d’Alexandra à remis sur le devant de la scène la gravité et l’acuité du trafic de personnes en Roumanie. Plus encore, il a montré que pour que ce trafic ait lieu, il a besoin de la complicité de la Police et des autorités. Qu’il s’agisse de commissariats locaux, des services d’inspections ou des douanes, l’enlèvement puis le transport de dizaines de femmes vers l’étranger ne seraient pas possible sans la participation de ces institutions. Puis, comme l’a également montré cette affaire, la collaboration locale entre les commissariats et les réseaux de type mafieux est quelque chose de banal et construit autour de cette « solidarité masculine » au service du maintien de l’ordre dominant et de son gouvernement.

6. Contre l’augmentation du nombre d’agents et le renforcement des institutions répressives : plus de police ne nous aide pas, au contraire. Le mouvement anti-corruption dans    son orientation droitière, qui réclame une intensification de la surveillance et de la répression des infractions, a profondément modifié le discours local vis-à-vis de la légalité et de l’État policier. Leur approche, quand bien même elle concernait initialement les politiciens corrompus et la manière dont ceux-ci manipulent le système pour s’en sortir systématiquement, a rapidement dérivé vers la société toute entière, la basse comme la haute. Le mouvement anti-corruption criminalise de la même manière n’importe quelle personne qui violerait la loi et ceci dans une société qui survit comme ça depuis des siècles : en adaptant les lois à ses besoins. En pathologisant la « débrouille » et les petits arrangements, le problème n’est plus seulement le politicien mais le pays tout entier et, bien sûr, qui pourrait mieux incarner ce problème que les personnes les plus pauvres ? Dans ce paysage, Viorica Dăncilă11 est l’incarnation du féminisme carcéral, de l’autorité et du pouvoir des femmes appartenant à l’élite qui vont mettre de l’ordre dans ce monde sexiste. Ainsi se construit la complicité des femmes des classes privilégiées avec l’État policier contre les plus vulnérables.

7. La punition n’est pas la solution. Le féminisme carcéral12 consiste à fonder la lutte sur des formes plus efficaces de surveillance, d’accusation et d’incarcération. Du durcissement des peines à la castration chimique, l’histoire nous enseigne que ce féminisme s’est rendu complice de l’expansion du système carcéral. Dans de nombreux pays occidentaux où cela s’est produit, le système n’assure pas plus la sécurité des populations mais enferme des centaines de milliers de personnes innocentes, détruit des communautés et continue de livrer une main d’œuvre ultra bon marché aux entreprises. Ainsi dès lors que nous militons pour le durcissement des peines, nous devons nous interroger : est-ce vraiment les agresseurs et les violeurs que nous visons qui vont être affectés ? Ou n’est-il pas plus plausible de croire qu’un système basé sur des valeurs patriarcales, gouverné par une logique patriarcale va utiliser nos revendications à son propre avantage ? Et je pense ici particulièrement à la manière dont le durcissement des peines pourra si facilement être utilisé pour contrôler et discipliner d’avantage les communautés Rroms et pauvres.

8. Une « meilleure » professionnalisation des institutions répressive ne nous aidera pas non plus. Le policier professionnel est un mythe créé par Hollywood. Tous ces flics fins, sensibles et intelligents – les détectives – des films et séries américaines n’ont aucun rapport avec la réalité. Ces personnes qui ont été formées par l’autorité et la violence, les abus et le pouvoir, ne vont pas se transformer comme par miracle, ou après avoir suivi quelques cours, en héros des Experts. Et ce n’est pas parce qu’ils étudieront plus longtemps à l’école qu’ils deviendront moins sexistes ou racistes, ce système fonctionne sur le patriarcat, il ne peut pas travailler pour nous. Dans le paradigme technocratique, ce qui se passe est, de fait, la concentration du pouvoir entre les mains d’une élite ultra-éduquée, professionnelle. L’appareil de gouvernement devient ainsi encore plus hors d’accès pour les gens ordinaires, se débarrassant lui-même au passage de ses derniers oripeaux démocratiques.

9. Contre l’état d’exception. Dès le premier jour, les autorités ont cherché à instrumentaliser la disparition d’Alexandra à leur avantage. Plus préoccupante encore que l’abjecte tentative de gagner quelques points dans les sondages est la volonté de maintenir un état de surexcitation et de scandale, un chaos affectif et idéologique ou les actions réelles du gouvernement sont occultées. La rage et le scandale peuvent mener à des changements sociaux et à l’organisation politique radicale mais l’agitation créée par le gouvernement et les médias, au contraire, ne consiste qu’à entretenir l’état de choc. Et la thérapie pour l’état de choc social ou économique, les exemples ne manquent pas, revient précisément à renforcer la surveillance et le contrôle. Dans des exemples locaux comme la tragédie du Colectiv ou lors d’événements survenus dans d’autres pays comme l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo, l’État se sert du choc provoqué dans la société pour imposer un état d’exception, formel ou non, dans lequel les règles démocratiques ne s’appliquent plus.

10. Le #ACAB féministe. Aucune perspective idéologique ne peut fonctionner de manière « autonome », sans impliquer d’autres positions. Pour le dire autrement, l’anti-capitalisme « pur » par exemple, n’existe pas, il est forcément articulé, entrelacé, avec d’autres positions idéologiques et pratiques. Il en va de même du féminisme : nous ne pouvons pas lutter de manière « pure » contre le patriarcat et les hiérarchies de genre, nous en arrivons forcément à la question de nos complicités et de nos solidarités. De mon point de vue et depuis les luttes auxquelles je participe, ces solidarités féministes s’expriment contre le racisme, dans la lutte pour le droit au logement, dans l’anti-capitalisme. Je vous propose de réfléchir à ça : un féminisme qui encourage le durcissement des peines, l’intensification de la surveillance, qui mise sur l’appareil répressif et punitif : de quoi est-il complice et de qui est-il solidaire ? À qui va sa loyauté ? ACAB – All Cops Are Bastards – un des slogans préférés de la gauche radicale est également utilisé dans la culture – plutôt machiste – des supporters. Revendiquons-le-nous aussi depuis une position radicale, féministe et consciente de la profonde complicité entre la police et le patriarcat.

11. Solidarité, et non punition. En tant qu’activistes, nous savons très bien que notre énergie et nos ressources ne sont pas illimitées. Tactiquement, nous pouvons décider qu’il est utile de négocier avec le ministre de l’intérieur pour des meilleures formations dans la police, l’application des peines pour le harcèlement sexuel ou le recours aux bracelets. Je veux en venir à cette question : est-ce qu’on ne ferait pas mieux de consacrer ce temps et cette énergie à approfondir la construction de réseaux de solidarité, de programmes d’éducation anti-sexiste et anti-raciste et de solides communautés d’entraide ? Nous faisons déjà une partie de ce travail et depuis cette perspective je vous invite à jeter un regard neuf sur ce que signifie l’État carcéral : combien de personnes se retrouvent enfermées à cause de l’absence de logement ? Combien de personnes sont innocentes ? Que fait la prison des femmes enfermées pour s’être défendues d’un partenaire violent ? Qui profite finalement de l’accroissement des prisons ou de la « modernisation » des méthodes de surveillance ?

Ceci est un appel pour une solidarité féministe anti-répressive, qui se détache clairement du féminisme carcéral et pour laquelle écrire « La Police Assassine » sur la façade du ministère de l’intérieur n’est qu’un début.


1. Note de Traduction [N.T.]: Article en français sur l’affaire, daté du 29 juillet :

https://lepetitjournal.com/bucarest/actualites/crime-caracal-lhomme-reconnu-le-meurtre-des-deux-filles-disparues-262461

2. N.T. : Littéralement : « Une tombe, nous tombons toutes »

3. Note de l’Autrice [N.A.] : voir le reportage vidéo réalisé par Nicoleta Moise pour le collectif CUTRA, « Cade Una Cădem Toate ! » sur https://cutra.ro, le 30 juillet 2019.

4. N.T. : La police assassine.

,. N.A. : Voir l’article « Am vorbit cu tipa care a scris pe Ministerul de Interne Poliția Ucide », d’Oana Maria Zaharia, sur vice.com, le 29 juillet 2019.

5. N.A. : Voir l’article d’Adina Marincea « Cade Una Cădem Toate ! Care e prețul (ne)siguranței ? » sur ro.baricada.org, le 30 juillet 2019.

6. N.T . : Gheorghe Dincă est le meurtrier d’Alexandra Măceșanu et de Luiza Melencu.

7. N.A. : Comme l’est le mouvement global #NiUnaDiMenos.

8. N.A. : Plus de détails sur le meurtre de Daniel Dumitrache, dit « Dinte » [Dent] dans un commissariat en février 2014 dans l’enquête de Ștefan Malco « Le Procès » sur https://casajurnalistului.ro/procesul/ [en roumain] – Voir également la mise en scène du meurtre dans la pièce de théâtre « Voi N-ați Văzut Nimic » [« Vous n’avez rien vu »] d’Alex Fifea et David Schwartz (2015)

9. N.A. : Voir «Ancheta privind practicile abuzive asupra femeilor implicate în prostituție/lucrătoarelor sexuale » [Enquête sur les pratiques abusives envers les femmes impliquées dans la prostitution/le travail du sexe] par ARAS, Carusel et Apador-CH de 2012. Accessible sur https://carusel.org

10. N.A. : Au côté d’organisations comme E-Romnja (e-romnja.ro/) et SexWorkCall (facebook.com/swcro/).

11. N.T. : Viorica Dăncilă est une femme politique roumaine, membre du Parti Social Démocrate (P.S.D.) et première ministre de Roumanie au moment des faits et de l’écriture de l’article.

12. N.A. : Un bon article pour introduire ce sujet est celui signé par Victoria Law « Against Carceral Feminism » (2014) sur le site de jacobin.com. [en anglais] https://www.jacobinmag.com/2014/10/against-carceral-feminism/


#Cade Una Cădem Toate1

Alliances, complicités et avenir d’une justice féministe anti-répressive.

Texte finalisé le 25 Septembre 2019 et paru en premier dans le #2 de la revue féministe

CUTRA . (cutra.ro / FB &Insta: @revistacutra)

L’action

Le 29 juillet 2019, nous nous sommes rassemblées devant le Ministère de l’Intérieur, indignées et furieuses de la violence subie par Alexandra Măceșanu. Baptisée « affaire Caracal »2 dans les médias, la tragédie de l’enlèvement, du viol et du meurtre d’Alexandra, ainsi que la disparition de Luiza Melencu, nous a été d’autant plus douloureuse et révoltante par la manière dont elle a mis en évidence l’indifférence de la Police et le traitement sensationnaliste de la presse vis à vis des violences de genre.

La lenteur de l’intervention policière, en dépit des appels téléphoniques passés par la victime elle-même, a révolté toute la société et mis en lumière les complicités dont bénéficient les violences faites aux femmes. Le traitement médiatique sensationnaliste, en misant tout sur l’effet de choc, a bien plus contribué à humilier et déshumaniser les différentes parties impliquées dans cette tragédie qu’à permettre une conscientisation d’un problème structurel au sein des institutions de l’État et de la société : la normalisation des violences faites aux femmes.

Sous le slogan #CadeUnaCădemToate, le rassemblement devant le ministère a permis de réunir des centaines de personnes indignées, comme nous, par ce qui s’était passé et par l’ignorance des autorités mais également de montrer que cette affaire ne devait en aucun cas être considérée comme un événement isolé.

Alliances et ruptures

#CadeUnaCădemToate a été une campagne organisée par une alliance de groupes féministes ayant divers positionnements politiques et visions idéologiques : Front Feminist, Dysomnia (dont je fais moi-même partie), E-Romnja, CUTRA, Vagenta, Centrul FILIA, MozaiQ, GirlUp. Unis par l’idée d’agir contre l’ordre patriarcal, les groupes impliqués ont des perspectives différentes vis à vis du rôle de la police et des forces de l’ordre dans la lutte féministe : allant d’une position qui consiste à les considérer comme des alliés potentiels, susceptibles d’offrir protection et condamnation, jusqu’à celle qui les considère comme des institutions perpétuant la violence en général et les violences de genre en particulier. Plus encore, les différences de positionnement s’étendent au système judiciaire et au fait de considérer ou non la pénalisation, la surveillance et l’incarcération comme des solutions pour mettre un terme aux violences de genre.3

Le fait de considérer la surveillance, la discipline ou la pénalisation comme des outils et des tactiques qui permettraient de protéger les femmes est typique du féminisme carcéral. Ce type de féminisme s’appuie sur une vision de la justice selon laquelle l’État, par son appareil répressif – Police, Gendarmerie, Renseignement, système pénitentiaire etc. – est un allié offrant ressources et infrastructures dans la lutte contre l’ordre patriarcal. En assimilant et en réduisant la notion de « sécurité » – au sens de la préservation d’une forme de bien-être physique et psychologique – à sa dimension purement « sécuritaire »4 – garantie par l’État – le féminisme carcéral soutient de fait le monopole par l’État de la violence légitime. Originaire d’occident, ce type de féminisme est étroitement lié à une position de classe privilégiée ainsi qu’à une identité raciale blanche. En d’autres termes, les personnes qui, historiquement, ont lutté depuis des positions féministes pro-répression, sont des personnes qui ont un accès favorisé à la citoyenneté et détiennent un pouvoir économique, politique et social, bref, sont des personnes qui sont effectivement protégées par la Police.

Les discussions entamées lors des processus de négociations d’alliances partent de questions telles que : lorsque nous militons pour un renforcement de la pénalisation, dans quelle mesure vont effectivement être affectés des agresseurs et des violeurs ? Est ce que la prison nous rend des hommes respectueux envers les femmes ? Qui va tirer profit de nos revendications dans le cadre d’un système dirigé par la logique patriarcale ?

Le féminisme carcéral – un féminisme « civilisé » et blanc

Dans notre contexte local, la tenante la plus visible de ce féminisme carcéral a été Viorica Dăncilă5. En s’auto-érigeant comme politicienne ayant pour rôle de défendre les femmes des violences commises par quelques barbares, la première ministre a fait pression pour que soit organisé un référendum sur un renforcement radical des peines à l’encontre du viol, du crime et de la pédophilie. Cet appel, qui a bénéficié d’un écho très important, a été réalisé parallèlement à des pétitions ayant pu réunir des centaines de milliers de signatures, sur la réintroduction de la peine de mort ou sur l’introduction de peines de castration chimique. Par sa position dans le pouvoir politique, Dăncilă a exposé son alliance avec l’État répressif, rassemblant autour d’elle toutes les femmes appartenant aux élites économiques, politiques et culturelles, celles qui peuvent à tout moment se permettre d’appeler la police sans s’attendre à être racialisées, infantilisées, déshumanisées. Des femmes qui appartiennent à la classe privilégiée et pour lesquelles le meurtre d’ Alexandra Măceșanu ne témoigne que d’un soi-disant « arriérisme » ou « barbarisme » roumain. Dăncilă est ainsi devenue l’incarnation de ce féminisme carcéral, blanc et occidental dont la pénalisation de ce prétendu « barbarisme » local est la prérogative. Elle n’a cependant pas été la seule à miser sur le mépris de soi typique de l’identité roumaine post-socialiste. Dans de nombreux articles de presse ou sur les réseaux sociaux, le criminel Gheorghe Dincă [dans l’affaire Măceșanu] a été érigé en représentant de cette Roumanie rurale, arriérée, non-civilisée. Dans la droite ligne de cette vision colonialiste et classiste, il incarne et personnifie tous les travers de la société roumaine, tout ce qui nous tient éloigné de l’appartenance européenne et toute notre honte vis à vis de cet Occident civilisé. La force de l’argumentaire de l’aspiration européiste nous apparaît ainsi : un épisode d’une atroce violence de genre, dans laquelle la Police apparaît clairement comme complice, devient un argument pour tou.te.s ceux et celles qui se rêvent intégré.e.s à une Europe blanche et civilisée. Et voici comment est arrivé à s’imposer dans la presse et les médias en ligne le slogan-mantra Corupția ucide !6.

On peut ici observer que ce genre de positionnement féministe carcéral ou tous les discours qui consistent à expliquer les problèmes locaux par un prétendu « arrièrisme » font partie d’une tendance sociétale plus large qui consiste à réclamer plus de surveillance et un durcissement des peines face aux problèmes. Et je pense ici particulièrement au mouvement anti-corruption Rezist. Depuis sa fondation en 2017, Rezist a milité pour intensifier la surveillance et la pénalisation des faits de corruption7. Mais les personnes qui font partie de ce mouvement ne font aucun lien entre la corruption et le système économique capitaliste, ils préfèrent au contraire l’expliquer par une prétendue culture populaire du bakchich, du pot-de-vin, ou des petits arrangements. En ne comprenant pas qu’à travers cette culture de la « débrouille » et du contournement des lois, c’est la survie qui s’organise dans la pauvreté et sous de nombreux régimes violents, ce mouvement continue de militer pour renforcer un système judiciaire qui affecte déjà de larges parts de la population. Pour Rezist, tous les problèmes économiques et sociaux seront résolus par une justice basée sur la pénalisation, par une justice répressive8.

Complicités indésirables : la surveillance

Face à cette tendance et à son hégémonisation, il nous revient de nous interroger : quelle position tactique prendre au sein des différents mouvements auxquels nous appartenons – féministes, LGBT, pour le logement, anti-capitaliste et ainsi de suite ? Comment nous organiser pour ne pas offrir aux    autorités des arguments en faveur de l’accroissement de la surveillance ? C’est précisément ce qui s’est passé dans le sillon de l’affaire Măceșanu : le 27 août est passée l’ordonnance d’urgence 62 prévoyant différentes mesures pour améliorer l’efficacité du service d’urgence 112. Une de ces mesures, finalement éliminée après l’intervention de l’Avocat du Peuple9, consistait à introduire dès janvier 2020, l’obligation de présenter des papiers d’identité pour tout achat d’une carte SIM. Cette mesure était explicitement motivée par l’échec de l’intervention policière dans l’affaire en question, en mettant en cause l’impossibilité technologique de localiser les appels passés par la victime. Il ne s’agissait pas seulement de bafouer le droit à la vie privée, mais surtout d’ouvrir la voie à l’utilisation de la surveillance de la population pour d’autres objectifs – en permettant notamment aux autorités et aux compagnies téléphoniques de bâtir des bases de données relatives à leurs utilisateurs et utilisatrices.

Quand bien même cette mesure a finalement été abandonnée, en tous cas pour l’instant, ce que nous voyons apparaître c’est tout le processus par lequel un cas médiatisé de violence de genre est instrumentalisé au profit d’intérêts plus large et relatifs à la dimension répressive de l’État, à la surveillance et au contrôle des populations. Il est crucial dans ce contexte de s’interroger : dans quelles mesures nos combats peuvent être détournés au profit des élites politiciennes, de l’État répressif ou des entreprises ?

Complicités indésirables : l’arrestation

Un épisode semblable de détournement est celui de l’arrestation de Dani Mocanu. Le 22 juillet, le centre FILIA10 a déposé une plainte auprès du Conseil National Contre les Discriminations (CNCD) contre son morceau Curwa – d’une violence explicite et révélatrice d’une culture musicale sexiste, présente aussi bien dans le rap, la pop ou les manele. En espérant obtenir le retrait du morceau, FILIA visait la limitation de l’expression publique de ce genre de discours haineux. Quelques jours plus tard, l’affaire Alexandra Măceșanu était à la une sur toutes les plateformes médiatiques, traitée, à l’origine, non comme une manifestation de violence de genre mais sous l’angle de sa mauvaise gestion par les autorités locales. Puis, à partir du 29 juillet, nombre d’articles sensationnalistes paraissent sur l’arrestation de Dani Mocanu suite à la plainte déposée. Les images le montrent embarqué par des hommes masqués venus le chercher dans sa résidence de Pitești, au cours d’une intervention violente et pompeusement mise en scène. Cette arrestation n’aura montré que le déploiement de force machiste d’une Police dont l’image venait d’être particulièrement entachée par l’affaire Măceșanu. Les flics avaient enfin trouvé l’opportunité de jouer les héros tout en creusant un antagonisme vis-à-vis des fans de Mocanu et en légitimant son image de « mauvais garçon ». Pour autant, que Mocanu soit un mec sexiste ne change pas le fait que nous vivons dans un monde global dans lequel les hommes non-blancs sont harcelés, arrêtés, emprisonnés et tués régulièrement par les forces de l’ordre du monde « civilisé ». L’épisode illustre aussi comment le mécanisme par lequel la violence de genre, quand elle est prise en considération par les forces de l’ordre, est surtout instrumentalisée de manière raciste pour légitimer la violence exercée sur les hommes de la communauté Rrom. Dans le récit raciste, l’humiliation et l’agression des femmes est le plus souvent le fait d’hommes Rroms qui représentent de manière plus générale tout ce qu’il y a de plus dangereux dans la société.

Même si dans le cas de Mocanu, nous avons affaire à un vocabulaire et un comportement destinés à humilier les femmes et donc, que nous pourrions comprendre le bien-fondé de sa dénonciation, la dénonciation comme pratique justicière appartient à un répertoire de droite. Dans le contexte de la popularisation, par des groupes comme Rezist, de l’idée qu’une justice répressive résoudra tous nos problèmes, les épisodes de dénonciations spontanées se sont intensifiés. Les actions de dénonciations menées par des personnes comme Cristi Brâncovan sont basées sur des pratiques de profilage raciste et classiste opérées par des milices de justiciers de droite et d’extrême droite, et menant à des arrestations et des évacuations11. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas regarder la dénonciation comme une pratique séparée du contexte local contemporain mais devons au contraire prendre en considération et nous interroger sur les types de discours et les pratiques qui sont encouragés et légitimés, lorsque le citoyen indigné choisit – ne serait-ce que tactiquement – de dénoncer et d’appeler la Police. Dans le contexte de la Roumanie en 2019, sont profilées spécifiquement les personnes qui ne cadrent pas avec le portrait du citoyen blanc, civilisé, éduqué et capable de performer le genre, la sexualité et la citoyenneté de manière « correcte », normative. Le féminisme intersectionnel, tel qu’il est théorisé et pratiqué par des organisations comme E-Romnja12, nous montre que l’expérience de l’humiliation, de l’exploitation et de l’agression ne sont pas purement et simplement égales, et que si nous traversons une forme d’oppression, nous ne pouvons pas en ignorer les autres formes.

Complicités indésirables : la pénalisation

De la même manière qu’au sein de nos mouvements nous ne pouvons demeurer « neutres » vis-à-vis de l’accumulation de systèmes d’oppressions, nous devons également être capables de regarder le mécanisme de la justice répressive dans son ensemble : de la surveillance au procès et à la peine. Nous avons vu comment l’affaire Măceșanu a pu être manipulée pour justifier l’intensification de la surveillance et légitimer des procédures violentes, mais que se passe-t-il au niveau des condamnations ? De même que dans de nombreuses autres régions situées en périphérie ou semi-périphérie du monde, le système    carcéral roumain se trouve dans une période de crise prolongée.13 Surpopulation de plus 125 %, taux de mortalité très important, usure des infrastructures, sous-financement, manque de personnel et périodes de détention beaucoup plus longues que la moyenne de l’Union Européenne ne sont que les parties les plus visibles de cette crise. Il existe également des aspects moins discutés : le nombre de femmes en prison n’a cessé d’augmenter depuis 2005 et la proportion de personnes Rroms incarcérées représente à peu près le double de la proportion de personnes Rroms au niveau national. À la violence patriarcale qui s’exerce sur les femmes et à la violence raciste qui vise les personnes Rroms s’ajoute le coût extrêmement important que fait peser l’incarcération sur les familles et les communautés. Des problématiques auxquelles l’État ne répond en aucune manière.

En partant des expériences vécues, l’histoire marginalisée des émeutes en prison ou des projets anti- comme Țuhaus14 mettent en évidence les conditions et les conséquences de l’incarcération. Tout en gardant en vue les pressions du capitalisme néo-libéral pour privatiser le système carcéral, nous pouvons commencer à transformer notre féminisme. De nouvelles voies pour les organisations féministes radicales et anti-répressives peuvent s’ouvrir quand nous nous posons des questions comme : que fait la prison des femmes enfermées pour s’être défendues de partenaires violents ? Qui tire profit de l’accroissement des prisons ou de la « modernisation » des méthodes de surveillance ?

#CadeUnaCădemToate – mais quelles « toutes » ?

#CadeUnaCădemToate peut signifier plusieurs choses : que nous sommes toutes liées lorsque l’une d’entre nous tombe par la violence, que nous comprenons la structure et le système derrière des événements violents et d’apparences disparates. Cela signifie aussi que nous voyons la complicité et la contribution considérable de la Police dans la reproduction de la violence de genre, en lien direct avec la violence qu’elle exerce sur les travailleur.euse.s les plus précaires. Le slogan Poliția Ucide15 entendu durant la campagne #CadeUnaCădemToate fait le lien avec l’affaire du meurtre de Daniel Dumitrache ou des agressions permanentes par la Police et les gendarmes, des travailleuses du sexe. Le meurtre de Dumitrache, surnommé Dinte16, dans un commissariat en Février 201417 n’est que la partie émergée de l’iceberg du harcèlement, de l’exploitation, et des violences policières envers les travailleur.euse.s extrêmement précaires des grandes villes.

Les violences visant les travailleuses du sexe – du vol au viol et aux passages à tabac – ont été documentées au fil des années.18 Les membres de SexWorkCall (SWC), une organisation locale de travailleuses du sexe, concentrent leurs efforts sur la dépénalisation du travail sexuel, avec comme objectif de renforcer les travailleuses et de faire baisser les agressions et abus auxquels elles sont exposées. De cette manière, en cas d’abus et de violences, y compris de violences organisées comme le trafic de personnes, celles qui sont au courant peuvent intervenir sans craindre d’être à leur tour criminalisées. Ainsi, l’exploitation des personnes que constitue le travail du sexe, peut-être abordée en premier lieu comme une exploitation du travail, alors peuvent s’ouvrir des discussions plus larges sur les causes de l’intensification d’une forme de travail particulièrement précaire et vulnérable en Roumanie.

Le traitement normatif par les institutions européennes, désirant mettre un terme au traite des êtres humains n’inclut nullement la perspective de l’organisation des travailleuses du sexe et ne voit rien des graves conséquences de la criminalisation du travail sexuel. Cette même approche ne tient pas compte des causes structurelles et économiques qui produisent tant de ces travailleur.euse.s exploité.e.s dans des conditions atroces dans les sociétés périphériques et semi-périphériques, comme la société roumaine dans le capitalisme néo-libéral instauré depuis 1989.

On voit bien que dans le cadre de la solidarité et de la participation à l’activisme de SWC, une perspective féministe carcérale, avec une vision pro-pénalisation et qui milite pour une meilleure efficacité du système judiciaire, ne peut pas fonctionner. Un féminisme carcéral ne peut nous mener que vers l’accroissement de la surveillance et en aucun cas vers la protection des travailleuses du sexe. De l’autre côté, un féminisme anti-répressif, qui met l’accent sur la nécessité de nous organiser en dehors du système judiciaire et qui révèle ses abus, marche main dans la main avec les luttes pour la dépénalisation.

Le ACAB féministe : de Flics Assassins ! à La Police Assassine !

Depuis la perspective d’un féminisme anti-répressif, nous pouvons continuer à crier Flics Assassins !, comme nous l’avons fait à de multiples reprises – des manifestations violentes de 201219 jusqu’à celles en solidarité avec la famille de Daniel Dumitrache. Depuis Rezist, en revanche, les gens ont oublié ce slogan et ce qu’il signifie. Au contraire, les manifestations de masse en sont arrivées à demander plus de police, plus de condamnations, plus de répression. Même la répression qui s’est abattue sur la manifestation du 10 août 2018 a été interprétée comme une première absolue depuis la Révolution, mais cette lecture ne tient absolument pas compte du fait que la Gendarmerie et la Police nous harcellent, nous violentent et nous arrêtent en permanence. En tant que personnes présentes dans les manifestations et parce que nous voulons être une voix audible face au gouvernement, aux entreprises ou aux autorités locales, nous devons nous interroger sur notre place vis à vis du bras répressif de l’État : voyons-nous dans la police, la gendarmerie et dans tout l’appareil de contrôle et de surveillance des alliés potentiels ? Ou des institutions qui dysfonctionnent et que l’on pourrait corriger, réformer ? Sur quoi basons-nous la croyance qu’une fois réformée, la police, les prisons et les services de renseignement feront du bon boulot ?

#CadeUnaCădemToate nous offre la possibilité de continuer notre travail politique dirigé contre les agressions policières et d’affirmer un ACAB féministe. All Cops Are Bastards n’est plus seulement un slogan d’ultras ou de manarchistes fatigués, mais signifie que tous les flics sont des ordures aussi bien hier qu’aujourd’hui et pour toujours parce que, d’un point de vue structurel, l’institution et l’appareil répressif sont le problème. C’est aussi le sens que je donne au slogan #LaPoliceAssasine.

Justice transformative et féminisme anti-répression.

Le manifeste rédigé au cours de la campagne #CadeUnaCădemToate20 est celui d’un féminisme qui met en question la capacité de la Police à nous défendre et le monopole étatique de la violence légitime. Ce texte aux accents anti-racistes et anti-capitalistes a également été diffusé dans d’autres régions avec l’espoir d’entamer une discussion plus large sur la perspective d’un féminisme radical de gauche, anti-répression et ancré dans le contexte de l’Europe de l’Est21.

Une telle perspective pourrait partir d’une analyse critique des processus sociaux et économiques propres au post-socialisme et devrait s’ancrer sur des pratiques de justice et de responsabilité communautaire sur lesquelles travaillent déjà des mouvements d’Europe Centrale et de l’Est et qui sont déjà mises à l’œuvre dans des groupes anarchistes et anti-autoritaires régionaux22. De la protection face aux forces de l’ordre à l’organisation contre la surveillance, ainsi que la gestion de violences au sein de nos mouvements sans recourir à la dénonciation ou à la police, toutes ces pratiques soutiennent la construction d’une communauté radicale autonome dans laquelle chacun.e est responsable de ses actions.

Dans les mouvements radicaux occidentaux, il est beaucoup question de justice transformative23, un ensemble de pratiques liées à celles mentionnées ci-dessus. La justice transformative cherche à fonder une sécurité individuelle et communautaire en mettant l’accent sur les besoins de la victime et avec l’objectif de s’attaquer aux causes structurelles qui ont rendu possible la violence, le préjudice. La justice transformative apparaît comme une radicalisation de l’idée de justice restaurative, généralement imposée verticalement, comme dans le cas de la mise en œuvre expérimentale de méthodes de médiations en Roumanie. À travers cette revendication d’un féminisme anti-répressif et anti-carcéral,    des pratiques de ce type peuvent être approfondies et diffusées en laissant également de la place aux contextes locaux et aux besoins spécifiques de nos mouvements. Ainsi, à côté du slogan #LaPoliceAssassine, nous reste-t-il à construire une justice féministe adaptée aux besoins et au travail politique des personnes les plus vulnérables parmi nous, là où l’État répressif ne nous est d’aucun soutien et où nous nous attaquons aux causes de la violence capitaliste, raciste, homophobe et patriarcale avec un esprit communautaire et responsable.


1. Note de Traduction [N.T.] : Littéralement : « Une tombe, nous tombons toutes ».

3. Note de l’Autrice [N.A.] : J’ai déjà eu l’occasion d’exprimer mon point de vue en Août 2019 dans un article de la revue Gazeta de Artă Politică, voir en ligne :https://artapolitica.ro/2019/08/07/politia-ucide-apel-feminist-pentru-o-solidaritate-anti-represiune/ [en roumain].

4. N.T. : En roumain, distinction entre « siguranță » dans le premier cas et « securitate ».

5. N.T. : Viorica Dăncilă est une femme politique roumaine, membre du Parti Social Démocrate (P.S.D.) et première ministre de Roumanie au moment des faits et de l’écriture de l’article.

6. N.T. : « La corruption assassine ! »

7. N.A. : La composante droitière du mouvement Rezist a été amplement analysé. Voir par exemple :

CrimethInc, « The “Light Revolution” in Romania – When Toppling the Government Isn’t Enough » (mars 2017)

https://fr.crimethinc.com/2017/03/09/the-light-revolution-in-romania-when-toppling-the-government-isnt-enough [en anglais]

Colectivul Râvna, « Statul de drept și clasa muncitoare » (Février 2017)

https://iasromania.wordpress.com/2017/02/05/statul-de-drept-si-clasa-muncitoare/ [en roumain]

https://iasromania.wordpress.com/2017/02/06/the-rule-of-law-and-the-working-class/ [en anglais, espagnol et russe]

8. N.T. : En roumain « Justiţia retributivă ». Peut également être traduit par justice « punitive ».

9. N.T. : Institution au rôle et aux prérogatives proches de celles du Défenseur des droits en France.

10. N.T. : Le centre Filia se présente comme une organisation féministe non gouvernementale, non lucrative et apolitique qui lutte contre les inégalités de genre par l’activisme, la sensibilisation et la recherche. https://centrulfilia.ro.

11. N.A. : Voir la recherche sur les justiciers de droite de Timișoara : Manuel Mireanu : « Denunțarea indezirabililor: noul civism timișorean », 2018 – https://artapolitica.ro/2018/07/17/denuntarea-indezirabililor-noul-civism-timisorean/ [en roumain]

12. N.T. : E-Romnja est une association de femmes Rroms fondée en 2012. Voir le site internet : https://e-romnja.ro/despre-e-romnja/ [en Roumain et Anglais]

13. N.A. : Les données sont issues du rapport réalisé par le Conseil Européen en 2018. « Prisons in Europe 2005- 2015 » https://wp.unil.ch/space/news [en anglais].

14. N.A. : Țuhaus est un vaste projet de théâtre documentaire et de journalisme qui enquête sur les conditions de vie dans les prisons sur la base de l’expérience directe des détenus. Voir

https://tuhaus.ro/ [en roumain]

15. N.T. : La police assassine.

17. N.A. : Plus de détails dans l’enquête de Ștefan Malco « Le Procès » sur https://casajurnalistului.ro/procesul/ [en roumain] – Voir également la mise en scène du meurtre dans la pièce de théâtre « Voi N-ați Văzut Nimic » [« Vous n’avez rien vu »] d’Alex Fifea et David Schwartz (2015)

18. N.A. : Voir «Ancheta privind practicile abuzive asupra femeilor implicate în prostituție/lucrătoarelor sexuale » [Enquête sur les pratiques abusives envers les femmes impliquées dans la prostitution/le travail du sexe] par ARAS, Carusel et Apador-CH de 2012. Accessible sur https://carusel.org

19. N.A. : Manifestations massives contre l’austérité et le gouvernement entre janvier et mars 2012, violemment réprimées par la gendarmerie.

20. N.A. : 09/08/2019, « Cade Una, Cădem Toate ! Manifest de solidarizare feministă internaţională » –

https://www.feminism-romania.ro/activism/1318-cade-una-cadem-toate-manifest-de-solidarizare-feminista-internationala

21. Voir la republication du manifeste en anglais sur la plateforme de gauche autonome d’Europe de l’Est LeftEast –

https://www.criticatac.ro/lefteast/one-falls-we-all-fall-manifesto-of-international-feminist-solidarity/

22. N.A. : Voir par exemple https://spina.noblogs.org/ en Pologne ou https://eyfa.org/ en Allemagne [les deux sites sont accessible en anglais].

23. Voir le texte « Beautiful, Difficult, Powerful : Ending Sexual Assault Through Transformative Justice » du collectif Chrysalis ainsi que « Community Accountability Working Document » du groupe INCITE ! Women of Color Against Violence – https://incite-national.org/community-accountability-working-document/ [en anglais].


Appeler ou non la Police ?

Une proposition de pratiques et de principes pour la justice transformative

Texte paru en premier dans le volume Feminisme,

éditée par le groupe h.arta et tranzit.ro/Iaşi en novembre 2019

 

Cet article est une proposition de principes et de pratiques pour une justice transformative, il se base sur les derniers débats et événements dans le contexte du mouvement féministe de la deuxième moitié de l’année 2019. L’action de référence ici est la campagne #CadeUnaCademToate qui a eu lieu à la fin du mois de juillet, en réaction à la tragédie de l’enlèvement, du viol et du meurtre d’Alexandra Măceșanu et de la disparition de Luiza Melencu, promptement rebaptisée « affaire Caracal » par les médias. Les événements de Caracal ont mis la violence de genre sur le devant de la scène, amenant à différentes prises de positions dans l’espace public.

Articulés autour de la question « quel type de justice voulons-nous ? », les positionnements au sein du mouvement féministe ont été divers, révélant des nouvelles possibilités d’alliances ou de distanciation entre groupes. J’ai déjà largement évoqué ce sujet dans l’article « #CadeUnaCădemToate – Alliances, complicités et avenir d’une justice féministe anti-répressive ». Cet article faisant suite à une première proposition parue plus tôt : « La Police Assassine. Appel féministe pour une solidarité anti-répressive ». J’ai formulé dans ces textes un premier positionnement critique face au féminisme punitif, en appelant les camarades et amies au sein du mouvement à la consolidation d’un féminisme anti-répressif.

Ce texte a pour but, à côté d’une critique théorique du féminisme carcéral, de faire une proposition concrète sur ce à quoi pourrait ressembler l’idée d’une justice féministe qui ne soutienne pas la répression ou la collaboration avec la Police. Les pratiques qui figurent ici font le plus souvent référence à des cas de violences interpersonnelles, ceci entre des personnes qui évoluent dans un même contexte (qui se connaissent en général) et sont donc d’une applicabilité limitée face à la violence structurelle1. Cette dernière inclut, par exemple, la privation de droits et de ressources par diverses institutions, gouvernements, entreprises etc. Les pratiques de justice transformative peuvent s’appliquer aussi à ce type de violence dans une certaine mesure ou s’intégrer à des formes radicales de justice redistributive (redistribution des biens d’une minorité privilégiée vers la majorité)2.

Au delà des possibilités d’application dans le mouvement féministe, les propositions formulées ici peuvent être étendues et assumées également dans d’autres mouvements, et prendre ainsi leur places dans une perspective anti-répressive plus large.

Mais avant toutes choses, répondons à la question :

Faut-il appeler la Police ou non ?

La version courte de la réponse est non. N’appelons pas la police, ne comptons pas sur la gendarmerie. Et pas pour satisfaire une lubie, mais parce que ces institutions sont fondées sur des principes hiérarchiques, autoritaires, racistes et patriarcaux. Pour cette raison, tout corps qui ne correspond pas physiquement ou par son comportement aux standards du « citoyen respectable », standards établis selon la norme occidentale, est suspect. Ces structures sont fondamentalement    gardiennes des élites politiques et économiques et on ne peut pas attendre d’elles qu’elles agissent au bénéfice de personnes qui se situent en dehors de la zone de leurs allié.es.

Nous avons besoin d’intégrer à nos pratiques féministes le simple fait que, dans des proportions accablantes, appeler la police n’est pas d’un grand secours quand on fait partie d’un groupe historiquement marginalisé – femmes, personnes non-binaires, personnes Rroms, migrantes, pauvres, etc. En plus de ces risques, si l’on s’attaque à une personne de pouvoir ou avec de l’influence, comme un flic, un riche patron, un politicien, un prof d’université, etc. cela peut devenir encore pire. Ces réalités sont bien connues de nombreuses femmes ainsi que des personnes Rroms, migrantes, précaires… Et c’est aussi cette réalité que les appels téléphoniques d’Alexandra Măceșanu ont mis en pleine lumière. Tout le monde ou presque a été furieusement choqué par les réponses du policier mais pour la plupart d’entre nous ce n’était pas vraiment surprenant.

La version longue de la réponse est cependant plus complexe et doit partir du principe que dès lors que nous nous trouvons dans une situation de violence de classe, de genre, raciste, etc. il faut faire quoi que ce soit qui puisse nous sauver la vie. Et parfois cela signifie prendre le risque d’appeler la police, même en sachant très bien à quel point elle est raciste, sexiste et homophobe. Dans cet article « appeler la police » fait cependant référence à quelque chose de plus large que la dénonciation. Cela représente un ensemble de pratiques parmi lesquelles la dénonciation est considérée comme la forme prioritaire de faire la justice. C’est considérer la Police (ou toutes autres institutions répressives) comme une alliée, une entité conçue pour nous protéger. La différenciation que je fais ici ne se situe pas entre les personnes qui appellent la Police et celles qui ne le font pas, mais entre les personnes qui se sentent dans le même camp, protégées par la Police et celles pour qui la police ne sera jamais la garantie de leur sécurité.

De ce point de vue, la complicité de la Police envers les abus et violences de genre montre moins la nécessité qu’il y aurait d’améliorer l’institution que l’urgence de consolider une culture voir des infrastructures solidaires d’intervention, de prévention et de justice alternative au système judiciaire. Selon d’autres positionnements cependant, la complicité policière a été interprétée comme le signe que l’institution devait être renforcée et améliorée, assurant ainsi un nouveau récit au féminisme carcéral ou pro-répression.

Les complicités du féminisme carcéral

Le féminisme carcéral est un ensemble de principes et de pratiques qui considèrent l’État, à travers son appareil répressif – Police, Gendarmerie, renseignement, prisons, etc. – comme un allié dans la lutte contre l’ordre patriarcal3. Dans cette perspective, l’État est perçu comme offrant des ressources, des outils et des infrastructures qui peuvent servir à créer un monde débarrassé du patriarcat. En assimilant et en réduisant la notion de « sécurité » – au sens de la préservation d’une forme de bien-être physique et psychologique – à sa dimension purement « sécuritaire »4 – garantie par l’État – le féminisme carcéral soutient de fait le monopole par l’État de la violence légitime. Originaire d’occident, ce type de féminisme est étroitement lié à une position de classe privilégiée ainsi qu’à une identité raciale blanche. En d’autres termes, les personnes qui, historiquement, ont lutté depuis des positions féministes pro-répression sont des personnes qui ont un accès favorisé à la citoyenneté et détiennent un pouvoir économique, politique et social, bref, sont des personnes qui sont effectivement protégées par la Police.

Le contexte de militarisation accrue et d’affaiblissement de l’État social dans les pays occidentaux, dans la logique du capitalisme néo-libéral, a pour conséquence de presser les mouvements féministes et LGBT à se faire les complices de la violence structurelle. Cette situation offre des récits/prétextes qui peuvent être aisément instrumentalisés par le pouvoir politique contre les migrants ou pour justifier des interventions militaires, etc. Ainsi, quand ces récits sur la protection des femmes ou des personnes queer sont manipulés de cette manière, ces mouvements se trouvent impliqués dans des actions aux conséquences non-désirées5.

Mais il existe aussi des formes plus intentionnelles de cette complicité : quand on voit les élites politiques et économiques qui détiennent toutes les richesses et le monopole de la violence légitime prendre le parti des « victimes » femmes ou LGBT, il s’agit bien d’un positionnement ouvertement carcéral dans lequel les corps des femmes et les corps queer sont intégrés à la nation capitaliste. Ces formes de cooptation sont appelées femo-nationalisme6 et homo-nationalisme7 et revendiquent une histoire déformée des femmes et des personnes queer. La violence historique que l’État, le capitalisme et le colonialisme ont exercé à leur encontre est minimisée voir oubliée au profit d’une intégration comme citoyen.es « normaux.les », « égaux.les » et « civilisé.es », et de ce fait appelé.es à se rendre complice de la violence exercée sur d’autres formes de l’altérité : migrant.es, non-chrétien.nes, non-blanc.hes, travailleur.es, etc.

Dans les deux cas ci-dessus, la critique du féminisme carcéral doit se faire (aussi) depuis une position géo-politique située : le contexte local roumain et régional de l’Europe de l’Est est celui d’une semi-périphérie du monde capitaliste global, toujours considérée comme insuffisamment civilisée et émancipée. L’« arriérisme » des ces régions est « traité » par le durcissement du système répressif, la surveillance et la criminalisation. Et c’est ce qui se passe ici y compris au niveau des mouvements sociaux : depuis #Rezist jusqu’à une partie du mouvement féministe, nous avons vu au cours de ces trois dernières années une multiplication des appels à plus de surveillance et des revendications pro-répression. Non seulement ces organisations importent des pratiques d’activisme occidental sans aucun sens critique et sans tenir compte des pratiques locales, mais elles reprennent et renforcent le récit auto-dénigrant de la société « arriérée », sans culture de résistance et qu’il faudrait discipliner pour la conformer aux standards de la citoyenneté occidentale. En prenant en compte ces conditions, il devient urgent dans le mouvement féministe que nous discutions de formes et de définitions alternatives de justice.

Qu’est-ce que la justice transformative ?

La justice transformative8 est une forme de justice – un ensemble de pratiques et de principes – ayant pour but de constituer une alternative au système judiciaire (la justice d’État) et dans laquelle un acte de violence est abordé de manière communautaire, en mettant l’accent sur les besoins des parties ayant subi une violence ou une injustice, et en gardant en vue les causes structurelles qui ont mené à ce que la violence soit commise. Ainsi, la transformation recherchée concerne autant les personnes impliquées que les conditions dans lesquelles est produite la violence. Dans l’idée de la justice transformative, la personne ayant produit la violence n’est pas diabolisée et l’on doit chercher des manières par lesquelles cette personne puisse assumer sa responsabilité dans le mal occasionné, sans produire encore plus de violence.

Dans la justice transformative, le système judiciaire dans son ensemble – des agents chargés de l’enquête et de l’instruction jusqu’aux tribunaux et aux prisons – est considéré comme une partie fondamentale de la dimension répressive de l’État. Et cela inclut évidemment les institutions de contrôle civil (Police et Gendarmerie), l’armée et le système militaire, les services de surveillance et de renseignement. La dimension répressive est considérée comme une des formes principales par lesquelles les élites parviennent à maintenir un statu quo, protéger leurs biens et maintenir le système social, formel ou non, de l’exploitation.

La différenciation entre la dimension répressive et la dimension sociale de l’État devient fondamentale pour comprendre ce qu’il nous faut éliminer et ce qui peut-être réformé ou transformé. Mais surtout, c’est seulement de cette manière que l’on peut comprendre de façon critique la dynamique entre ces deux dimensions : comment une personne criminalisée par la partie répressive devient un sujet vulnérable de la partie sociale. Et comment ces deux parties peuvent être complices dans la production de la pauvreté et de la précarité.

Issu à l’origine de communautés radicales féministes, queer, anti-capitalistes et anti-racistes des États-Unis, le terme de justice transformative renvoie en fait à un nombre indéfini de manières d’envisager et de faire la justice qui sont pratiquées dans les communautés marginales aux quatre coins du monde, et qui le sont depuis très longtemps. Dans notre contexte local, des pratiques déjà existantes peuvent être revendiquées, approfondies et étendues comme des réseaux de femmes capables d’intervenir dans des cas de violences domestiques, des réseaux de support émotionnel et matériel entre des femmes et des proches pour permettre de quitter un partenaire violent ou encore l’isolement et l’intervention directe contre un agresseur au niveau communautaire.

Toutes nous connaissons, de nos mères et nos grand-mères, des histoires d’entraide, d’interventions pour stopper un partenaire, collègue ou père abusif ou violent, à la maison ou sur le lieu de travail, que ce soit en contexte urbain ou rural. Les connaissances véhiculées par les femmes liées à des personnes ou des situations violentes, et bien souvent réduites de manière sexiste à des « commérages », sont une forme de protection réciproque et une manière de prévenir des violences futures. Tout cela forme une culture de protection et de soutien, de prévention et finalement de justice alternative au système judiciaire, directement produite par l’expérience historique et concrète et incarnée par des millions de personnes qui savent pertinemment que le système judiciaire, loin de résoudre leurs problèmes, a plus de chances de les empirer. Un féminisme anti-répressif qui incorpore cette culture, et l’approfondit pour réaliser la justice transformative peut s’appuyer sur cette expérience collective locale et historique qui nous montre que nous ne pouvons pas nous fier à l’État, et en particulier à sa dimension répressive.

Mesures concrètes

Dans mon expérience concrète de membre des collectifs Macaz, Dysnomia, FCDL, Claca et la Bibliothèque Alternative, j’ai pris part à de nombreuses interventions en vue de créer un type de justice communautaire pour faire face aux violences qui ont lieu dans nos groupes. Cela n’a pas toujours été aussi efficace ou aussi libérateur que ce que nous pourrions espérer mais ce type de pratiques collectives s’améliore avec le temps, en accumulant de l’expérience et de la confiance mutuelle. Les quelques exemples présentés ci-dessous sont inspirés de cette expérience, et d’un travail avec d’autres camarades autour de textes9 et d’expériences similaires.

Ces mesures concrètes peuvent prendre la forme de réunions successives dans lesquelles il s’agit simplement de discuter. Ces réunions n’ont pas besoin d’être plus longues que trois heures et veillez à vous ménager des pauses et des espaces au sein desquels il est possible pour une personne de prendre un peu de recul et de s’isoler. Le but d’une démarche de justice transformative n’est pas d’attraper et de coincer un malfaiteur mais de ramener une personne au niveau auquel nous l’aimons et la respectons. Par ailleurs, ces mesures sont des orientations et doivent être adaptées aux besoins et aux conditions d’un contexte spécifique.

Quelle communauté ? Les pratiques de justice transformative sont toujours collectives, c’est pourquoi leur mise en œuvre nécessite un contexte communautaire. Mais définir une communauté n’a rien de simple. Il peut s’agir du groupe de personnes qui vous sont les plus proches, cela peut inclure la famille biologique ou non, les voisins, les colocataires, les collègues…    Pour cet article, je propose de définir la communauté comme un groupe de personnes qui peuvent être nommées (donc qui ne sont pas théoriques, comme dans le cas d’une nation par exemple), entre lesquelles sont partagés : des valeurs, un sentiment d’appartenance, des ressources (donc que votre communauté s’appuie sur une base matérielle) et dont le but est d’améliorer la vie de ses membres. Une telle communauté a un caractère d’entité collective, c’est à dire qu’elle est bien plus que la somme de ses membres : les idées et les travaux que vous réalisez ensemble sont bien plus importants que ce qu’aurait pu réaliser chacun.e d’entre vous. Tout le monde n’a pas accès à une communauté. Dans le capitalisme, l’atomisation et l’individualisme sont essentiels au bon fonctionnement de l’exploitation. C’est bien pourquoi il est absolument nécessaire de lutter pour construire et maintenir des communautés dans ces conditions hostiles.

Partagez-vous les mêmes valeurs ? J’ai évoqué plus haut le besoin d’une communauté dans laquelle les membres partagent les mêmes valeurs. Avant d’entamer une démarche de justice transformative, il est nécessaire de revenir, autant pour la personne qui a subi la violence que pour celle qui l’a produite, sur les définitions que nous donnons aux termes de liberté, liberté d’expression, sécurité, violence. C’est seulement à partir d’une base commune autour de ces idées qu’il est possible de bâtir une pratique de transformation et de guérison, en d’autres termes c’est seulement en réaffirmant votre engagement pour l’auto-détermination et l’émancipation que l’on peut envisager d’aller plus loin.

Engagez-vous dans une démarche collective de justice et de guérison. Une démarche de transformation est nécessairement collective. Il faut qu’un certain nombre de personnes de la communauté soient disponibles et prêtes à investir du temps, des ressources et du travail émotionnel dans cette démarche : au moins deux, dix maximum. Distribuer des rôles de facilitation ou de médiation peut s’avérer utile. Par ailleurs, lors de cette étape, tenez compte du fait qu’il existe parmi vous des personnes dont la santé mentale peut être affectée et établissez ensemble dans quelle mesure cela peut expliquer, sans l’excuser, ce qui s’est passé.   

Accordez la priorité aux besoins de la personne victime sans pour autant la rendre responsable du déroulement de cette procédure. Il est nécessaire d’apprendre à écouter les besoins exprimés par la personne qui a subi une violence pour lui permettre de ne plus se sentir blessée, insultée, humiliée, etc. ou ce qui doit se passer maintenant pour qu’elle puisse aller mieux. Mais dans le même temps, il est important que le groupe n’exerce pas, même involontairement, une pression supplémentaire sur la personne victime en lui faisant assumer des responsabilités qu’elle n’a pas souhaité. De manière plus générale, la justice doit rester un objectif collectif et non reposer sur une seule personne.

Assumez la responsabilité de ce qui s’est passé et des conséquences qui en découlent. C’est une étape fondamentale pour toutes les personnes impliquées : assumer la responsabilité de l’agression par l’agresseur, reconnaître et exprimer les blessures de la personne agressée, assumer tous et toutes les conséquences qui résulteront de la démarche.

Assurez-vous qu’il existe un espace affectif et concret dans lequel la personne qui a produit la violence peut assumer sa responsabilité et peut s’engager dans le changement et la compensation. La justice transformative part du principe que personne n’est sacrifiable, et donc que la personne qui a effectivement agressé doit se voir accorder un espace dans lequel elle peut devenir quelqu’un de responsable et de nouveau aimé et respecté par la communauté.

Réfléchissez aux causes profondes, structurelles de la violence. Si la violence apparaît parfois comme le résultat de motivations individuelles (orgueil, volonté de pouvoir, etc.) elle découle bien souvent d’événements extérieurs aux individus (trauma, besoins économiques, etc.). Si l’on ne considère pas que les gens soient purement et simplement « mauvais », c’est qu’il existe une explication structurelle à ce qui peut survenir. Cela peut apparaître immédiatement ou non, mais la démarche collective doit nous amener à une compréhension plus profonde, généralement articulée à la manière dont fonctionnent les systèmes d’oppressions.

Reconnaître, compenser, changer. Au cours de cette étape, la personne qui a produit la violence doit reconnaître très clairement ce qu’elle a fait et, car il n’est pas suffisant de dire que ce n’est pas bien, assumer les conséquences en terme de compensation de la personne agressée. Cette compensation peut prendre des formes diverses et doit être définit collectivement en priorisant les besoins de la personne qui a subi le préjudice. De la même manière, la personne qui a agressé prend l’engagement de changer en présentant des étapes concrètes et réalistes qui permettront ce changement.

Restez aux côtés des personnes impliquées, pas seulement au cours de cette démarche proprement dite mais aussi après. Vérifiez ensemble les étapes du processus de guérison de la personne agressée et celles du processus de changement engagé par la personne ayant agressé.

Pratiques intégrées – le niveau tactique.

Les étapes concrètes présentées ci-dessus peuvent constituer une partie importante d’une pratique concrète de justice transformative – mais elles ne peuvent se suffire à elles-mêmes. Les violences auxquelles nous sommes soumis.es mais aussi celles que nous sommes susceptibles de reproduire sont diverses, les réponses doivent l’être également. Une position féministe anti-répressive qui contribue à consolider une culture de la justice transformative peut opérer sur (au moins) trois niveaux : tactique, stratégique et utopique ou idéologique. Le niveau tactique est celui de l’intervention immédiate au cours de laquelle nous devons nous organiser pour stopper la violence ou essayer de responsabiliser l’auteur. Parfois nous pouvons avoir la capacité et les ressources pour y répondre de manière juste, communautaire et sans appeler la police. Et parfois non. Et cela ne devrait pas nous empêcher de maintenir les mêmes principes – même en considérant une situation dans laquelle aucune autre solution n’aurait pu être trouvée que d’appeler la police, admettons que ce recours, ou l’enfermement d’une personne ne peuvent pas constituer notre solution. Ces mesures n’aboutiront qu’à la production de violences supplémentaires – mais si c’est la seule possibilité de nous sauver ou de protéger nos proches, alors nous devons aussi y recourir.

Toujours au niveau tactique, nous pouvons intégrer et mettre en œuvre des principes simples puis de plus en plus sophistiqués et adaptés aux espaces dans lesquels nous vivons. Le domicile a beau être généralement considéré au premier abord comme un espace sûr, c’est pourtant là que se déroulent le plus souvent les violences et de la part de personnes proches, c’est pourquoi la lutte pour créer des espaces de sécurité est si importante et nécessaire. À côté de l’espace domestique, nous pouvons trouver des possibilités de créer des formes de « sûreté » dans les espaces où nous travaillons ou nous relaxons. Si par exemple, vous faites partie d’un groupe qui tient un bar, quelles sont les mesures concrètes que vous appliquez ? Est-ce vous reproduisez les normes de l’État capitaliste dans lequel vous vivez? Ou est ce que vous offrez d’autres valeurs qui protègent mieux les personnes qui ne peuvent se trouver en sécurité nulle part ailleurs.

Dans le contexte de la vie quotidienne nous pouvons établir avec les personnes auprès desquelles nous interagissons, des principes relationnels, discuter des limites et négocier des espaces de    confort. Et ceci ne signifie pas d’imposer une quelconque norme : tous ces espaces fonctionnent déjà sur la base de normes et de règles invisibles, et parfois abusives. Les négocier pour notre propre sécurité est une question de dignité et de pouvoir.

Pratiques intégrées – le niveau stratégique et utopique

L’élaboration d’une culture de la justice transformative qui puisse contribuer à un changement de société radical n’est pas possible sans une implication de long terme pour son développement. Tant que nous attendrons de l’État qu’il règle les conflits interpersonnels et les autres formes de violences, et que cet État est complice du capitalisme, nous ne parviendrons pas à prendre part à un changement radical. C’est ici que se situe le niveau stratégique de nos pratiques : le récit plus large dans lequel s’inscrivent nos actions et nos principes de tous les jours.

En regardant en arrière, ces dernières années, qu’est ce qui ressort de nos pratiques ? À quoi ressemble la justice telle que nous la pratiquons ? Est-elle basée sur l’intervention policière, est ce que nous la défendons dans l’espace public en réclamant le renforcement des peines ou est-elle une justice à travers laquelle nous appelons très rarement la police, et sans aucune satisfaction, mais en réglant de plus en plus souvent nos problèmes de manière communautaire – même de manière imparfaite ? Le niveau stratégique où nous agissons est aussi celui de nos interactions avec d’autres systèmes de valeurs, institutions et mouvements sociaux. Dans notre contexte local spécifique, il existe des tendances et des paradigmes dominants dont il nous faut tenir compte, comme l’hégémonie de l’idéologie européiste, le récit orientaliste des mouvements anti-corruption ou le retour du fondamentalisme chrétien dans l’espace public. Et les trois fonctionnent très bien ensemble. L’aspiration à être « civilisé.e.s », « blanc.he.s » et « européen.ne.s » nous amène à nous considérer comme des arriéré.e.s, non-civilisé.e.s incapables – pour des raisons clairement pathologiques – de respecter la loi. Et dans cette logique, l’inclinaison roumaine pour la corruption provient de l’influence historique orientale (soit soviétique, soit ottomane) qui brise décidément la vocation chrétienne-européenne de la population.

Une des modalités par lesquelles nous pouvons identifier l’expression de ce récit déshumanisant et colonisateur réside dans l’obsession du respect de la loi et les revendications pour son application plus stricte qu’on retrouve chez une partie de la classe politique, des élites culturelles ou à l’intérieur de nombreuses ONG. Face à cette tendance dominante, les perspectives des travailleuses du sexe – qui militent pour la décriminalisation – ou des personnes expulsées – qui pratiquent des occupations illégales – sont écrasées. De telles perspectives ne sont que la partie la plus organisée de l’expérience historique beaucoup plus vaste d’une société qui depuis des siècles ne survit qu’en adaptant, contournant ou transgressant les lois. Le mouvement féministe doit tenir compte de ces aspects et s’organiser dans une perspective résolument anti-répressive et ainsi se positionner stratégiquement sur ces sujets, contribuant ainsi, non pas à une criminalisation encore plus intense de la société mais à consolider des pratiques de protection mutuelle, de support et de prévention face aux violences.

Le niveau idéologique se réfère à un horizon utopique vers lequel nos actions nous dirigent : si ce que nous faisons se déroulait à une plus grande échelle, à quoi ressemblerait cette société ? L’horizon utopique d’un féminisme anti-répressif qui intègre des principes et des pratiques de justice transformative peut être un horizon communautaire, anti-étatique, anti-capitaliste et abolitionniste. Il peut l’être en partie, ou tout à la fois. À chaque fois que l’on se prend à imaginer ce à quoi pourrait ressembler un monde idéal, posons-nous la question ce qui, dans nos pratiques d’aujourd’hui y contribue ou non. Si ces pratiques se généralisaient, à quoi ressemblerait cette société ? À plus de monde dans les prisons où ont lieu des violences extraordinaires, à un État encore plus répressif qui organise une surveillance accrue et nous discipline plus rapidement ou à un monde plus libre, organisé en réseaux communautaires, où nous nous occupons nous-mêmes des violences et dans lequel personne n’est dispensable.

***

Traduction du roumain: latraduction@riseup.net


1. N.A. : Sur les violences interpersonnelles, voir « Creative Interventions. Toolkit, A Pratical Guide To Stop Interpersonal Violence », creativeinterventions.org, 2012.

2. N.A. : La justice redistributive est un concept fondamental pour les idéologies progressistes radicales et qui vise la justice sociale au moyen de la redistribution des ressources détenues par les entreprises, gouvernants, personnes, etc. vers le plus grand nombre.

3. N.A. : Elizabeth Bernstein. « Militarized Humanitarianism Meets Carceral Feminism : The Politics of Sex, Rights, and Freedom in Contemporary Antitrafficking Campaigns. » Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol.36, no1, Sept. 2010, pp. 45-71.

4. N .T. : En roumain, distinction entre deux mots pouvant être traduit par « sécurité » : « siguranță » dans le premier cas et « securitate ».

5. N.A. : Sur les conséquences non-désirées voir Nancy Whittier. « Carceral and Intersectional Feminism in Congress : The Violence Against Women Act, Discourse, and Policy ». Gender & Society, 30(5), 791-818, 2016.

6. N.A. : Sur l’utilisation du terme de femo-nationalisme en contexte, voir Nadija Samour et Melanie Brazzell « Transformative Justice – Jenseits von Polizei Und Gefängnis ». Media CCC, 2019, https://media.ccc.de/v/content18-10-transformative-justice-jenseits-von-polizei-und-gefngnis#t=74 [en anglais]

7. N.A. : À propos de l’homonationalisme, voir le Collectif Dysomnia « În faţă gardu’ şi-n spate leopardu’. Sau ce este pinkwashing şi cum să-i rezistăm », Cutra, 2018, http://cutra.ro/in-fata-gardu-si-n-spate-leopardu-sau-ce-este-pinkwashing-si-cum-sa-i-rezistam/.

8. N.A. : Ne pas confondre avec la justice restaurative. Celle-ci peut avoir des principes similaires quoiqu’elle ne s’adresse que très rarement aux causes structurelles des violences, aux racines des problèmes. La justice restaurative, dans de nombreux contexte, a été approprié par des structures normatives pour offrir un « visage humain » à un système carcéral surpeuplé, sous financé et abusif.

9. N.A. : En plus des textes déjà cités, voir : INCITE !, « Community Accountability Working Document », https://incite-national.org/community-accountability-working-document/ 2003, Zehr Institute for Restorative Justice, Transformative Justice. https://www.youtube.com/watch?v=sFXDo-qvh8k , Chrysalis Collective. Beautiful, Difficult, Powerful: Ending Sexual Assault Through Transformative Justice. https://batjc.wordpress.com/resources/2018-tj-study-readings-and-media/, 2011. Et plus complet : Bay Area Transformative Justice Collective. Transformative Justice Study Readings – https://drive.google.com/drive/folders/0B8VSo1wL_KSaUHRDNy02NHNVeTg.